Le génocide des Arméniens et l'honneur des intellectuels turcs
90 ans après, on discute toujours.....
Alors que la candidature turque à l'Union européenne (UE) concentre les peurs du Vieux Continent devant son avenir, la lettre contre le nationalisme que 200 intellectuels turcs ont rendue publique le 11 avril (Le Monde du 13 avril) est un événement exceptionnel.
S'il est passé trop inaperçu, c'est en raison d'un déficit de connaissance dont souffre ce pays, aujourd'hui traversé par des tensions sociales et politiques dont le pire comme le meilleur peuvent sortir.
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Ainsi
la violence nationaliste a-t-elle immédiatement basculé dans la
croisade politique contre la liberté d'expression et les droits
civiques. Les signataires de l'appel du 11 avril dénoncent "l'hystérie collective née du nationalisme turc et kurde"
et l'apathie ou la complicité des autorités. La décision d'un
sous-préfet de la région d'Isparta de procéder à la destruction de tous
les livres d'Orhan Pamuk "rappelle la période nazie", insiste la lettre pour souligner les responsabilités de l'Etat et du gouvernement.
En tirant les leçons politiques de cette explosion d'ultranationalisme, les signataires de la lettre du 11 avril ont montré qu'il existait en Turquie un pouvoir intellectuel et une conscience démocratique dont ne rougiraient pas nombre de pays dans le monde.
Mais le chemin est étroit pour ces acteurs minoritaires. L'Europe doit savoir qu'il ne suffit pas de faire pression sur les autorités officielles pour amener le pays aux " critères " de l'Union.
Il faut aider ce monde intellectuel, littéraire, artistique, qui est une des hautes richesses de la Turquie et représente le premier acteur démocratique, par sa capacité à faire pénétrer des idéaux universalistes et critiques dans une société civile qualifiée d'"introuvable " par l'historien Hamit Bozarslan.
Ces intellectuels démocrates incarnent une alternative à l'affrontement de deux idéologies, celle du gouvernement islamiste modéré et celle de l'armée. L'enjeu est majeur, pour l'Europe comme pour la Turquie.
Si ce pays réussit sa mutation par un vaste mouvement de démocratisation intérieure, une " révolution de velours " sur le mode tchécoslovaque de 1989 ou l'arrachement aux "années de plomb" que connurent la Grèce, le Portugal et l'Espagne, alors l'intégration à l'Europe sera légitime.
" La Turquie est une société qui n'a jamais connu la démocratie", confiait en 1997 au quotidien Turkish Daily News le juriste Esber Yagmurdereli. Née de la volonté de son fondateur, Kemal Atatürk, de refuser le traité de Sèvres, qui entérinait la défaite de l'Empire ottoman dans la première guerre mondiale, la République turque développa un nationalisme qui est resté le ciment de l'Etat et de la nation.
Il véhicule une conception de l'espace et du temps qui interdit toute remise en question du régime kémaliste, lequel fut une dictature politique proche du modèle mussolinien, mais capable d'assurer une brutale et indéniable modernisation de la société comme de l'économie.
Le poids de ce modèle idéologique, où l'histoire et la géographie sont des savoirs sacrés sur lesquels ne peuvent s'appliquer la critique ou la discussion, légitime le pouvoir de l'armée, gardienne des dogmes kémalistes et véritable Etat dans l'Etat.
Certes, la Turquie présente de nombreux attributs de la démocratie. Les Turcs votent, y compris les femmes dès 1934, bien avant les Françaises. Ils disposent de partis politiques, d'une presse d'opinion, d'associations des droits de l'homme.
Mais cet espace démocratique est strictement encadré par la soumission à un Etat-nation qui écrit sa propre histoire, excluant largement le passé ottoman et l'apport des minorités, et qui regarde son territoire comme le berceau de la "turcité".
Les Turcs se définissent encore dans ce rapport à l'histoire et à la géographie qui a pu, aux débuts de la République, favoriser une cohésion nationale dans un pays à bâtir, mais qui aujourd'hui s'avère être un nationalisme étouffant et dangereux.
Le refus absolu de reconnaître le génocide perpétré par l'Empire ottoman sur quelque 1,3 million d'Arméniens qui l'habitaient à l'époque [génocide qui débuta le 24 avril 1915] et la lutte sans merci conduite contre les Kurdes ou les Alévis ont trouvé leur fondement théorique dans cette religion d'Etat.
Le nouveau cours ultranationaliste augure mal de la démocratisation que pourrait représenter l'islamisme modéré combattant le pouvoir militaire.
La situation est même jugée alarmante par certains spécialistes, qui insistent sur une dérive de plus en plus ethniciste, s'articulant avec un antisémitisme en plein essor, encouragé objectivement par la passivité des autorités et l'islamo-nationalisme du gouvernement.
La lettre du 11avril est encore plus signifiante dans ce contexte de menace de la paix civile. Elle fait suite à un autre appel de plus de 500 intellectuels qui refusaient l'approche " raciste" et " porteuse de haine" des nouveaux manuels scolaires (Le Monde du 9janvier 2004).
Le mouvement défend, à l'instar de la Fondation indépendante pour l'histoire, l'émergence d'une nouvelle conscience historique, capable aussi bien de diffuser dans la société l'esprit critique et les valeurs de démocratie que d'avancer dans la résolution des abcès les plus forts de la cristallisation nationaliste.
Plutôt que de faire un préalable de la reconnaissance par l'Etat turc du génocide, ces historiens et intellectuels plaident pour une approche globale du problème en permettant que se constitue une histoire ouverte aux multiples apports des minorités, s'intéressant à l'Etat, interrogeant le discours historique officiel et ses fonctions politiques.
De la même manière, lorsqu'Orhan Pamuk parle du million d'Arméniens morts en Turquie, ne permet-il pas de prendre en compte l'identité de toutes ces victimes, dont on ignore encore souvent tout et jusqu'à leur réalité, puisque les autorités ne reconnaissent qu'au mieux 300 000 morts.
La déclaration du romancier est un pas énorme, susceptible de lancer, à une échelle bien supérieure, le travail pionnier réalisé par Serge Klarsfeld, en France, pour toutes les victimes de la " solution finale" dans notre pays.
Les historiens savent qu'il n'est pas nécessaire de passer par la définition du génocide pour mettre au jour des processus d'extermination. Mais les diasporas arméniennes restent polarisées sur cette condition de la reconnaissance, sans réaliser qu'incrimination juridique et recherche historienne ne font pas toujours bon ménage.
Cela vaut pour les autorités turques, qui viennent de proposer à l'Arménie, le 14 avril, la création d'une commission officielle de réconciliation, tout en niant dans le même temps le processus d'extermination et en continuant de menacer ceux qui emploieraient le terme de génocide.
Le combat actuel des intellectuels turcs, par les possibles qu'ils inaugurent, est leur honneur.
Vincent Duclert est historien, enseignant à l'EHESS.
article paru dans l'édition du monde du 24.04.05